Au cours des quatre dernières années, le peintre suédois Markus Åkesson a donné naissance à un ensemble d’œuvres énigmatiques où se déploient en silence des histoires défiant toute logique normative.
Dans ses peintures figuratives à l’atmosphère pesante et poétique, les personnages semblent impliqués dans des scénarios dissonants au temps suspendu. Indifférents au tumulte du monde, ils offrent au regard leur solitude méditative, semblant être les seuls à même de déjouer le drame métaphysique qui se noue en eux et autour d’eux.
Faisant du crépuscule son espace temporel de prédilection, l’artiste se plait à peindre ces moments-limite où l’œil peine à discerner les formes, mais aussi où ce que nous avions tenu pour concret s’avère incertain, voire imaginé. C’est dans cet interstice quelque peu indistinct qu’il préfère se positionner, opérant avec méthode à un travail de bascule des apparences. Du réel, il nous transporte peu à peu vers les domaines de l’intermédiaire et de l’hallucinatoire, explorant les thèmes de la parasomnie, de l’illusion ou du voyage dans l’outre-monde.
Tout à la fois singuliers et obsessifs, ces motifs picturaux placent l’expérience du seuil, sous toutes ses formes, au cœur de l’œuvre du peintre. Visions au seuil de l’éveil, enfants au seuil de l’âge adulte, chercheurs au seuil de la connaissance, dépouilles au seuil de la vie. Sous ses coups de pinceaux fluides et inspirés, Markus Åkesson peint des tableaux-frontière, des paysages mentaux flottant aussi bien au bord du rêve qu’à celui de la mort et de l’invisible.
Dans The Room of Life and Death, par exemple, une petite fille à la peau d’opale observe fixement le renard qui bondit devant ses yeux, gueule béante et toutes griffes dehors, pour se saisir du faisant dodu qui vole devant lui. La présence d’un mur en marqueterie de bois à l’arrière plan transforme immédiatement notre lecture du tableau : malgré toute sa vivacité, cette scène de chasse n’en est pas vraiment une, et les animaux vraisemblablement naturalisés n’offrent que l’illusion de la vie. Ainsi l’œuvre d’art, qui en soi n’est qu’une représentation fallacieuse de la réalité selon la définition platonicienne de la mimêsis, nous donne t-elle en plus à voir un simulacre de nature en mouvement, de part la présence de cette impressionnante taxidermie... Tableau dans le tableau.
Maître du double jeu, Åkesson altère et transforme la perception de la réalité du spectateur, faisant de ce dernier le témoin-voyeur de scènes tantôt familières, tantôt proprement fantasmatiques. Le caractère mystérieux de ses images tient d’une part à leur composition et leur mise en lumière particulières, empruntées à l’univers du cinéma, et d’autre part à leur charge émotionnelle, qui véhicule un fort sentiment d’inquiétante étrangeté, tel que conceptualisé par Freud dans son essai de psychanalyse éponyme(1).
L’impression de suspens, dont le spectateur peut ici presque faire l’expérience physiquement, ne tient-elle pas justement aux qualités filmiques des œuvres ? Interrogé sur ce sujet, le peintre concède volontiers qu’il voit ses tableaux comme des photogrammes extraits de films. Les dispositifs narratifs mis en oeuvre, la saveur âcre de ses images rappellent David Lynch – grand maître du bizarre s’il ne fallait en citer qu’un, mais aussi Alfred Hitchcock, le film Morse de Tomas Alfredson ou Melancholia de Lars Von Trier. Comme dans les œuvres de ces réalisateurs, le peintre capte l’attention par le frisson et fait surgir l’inattendu au détour du réel. De fait, s’il effeuille une à une les différentes couches de la vie intérieure de ses personnages, il ne livre aucune clé quant à leur devenir et l’énigme qui se joue semble alors insoluble.
À la manière des peintres de la Renaissance qui usaient d’une iconographie hautement cryptique, Åkesson glisse dans ses œuvres de nombreux symboles des états transitoires complexes qu’il aime à explorer : l’eau comme membrane enveloppante permettant la traversée d’un monde à l’autre [Black Pond, The Passage], les papillons de nuit comme signes avant-coureurs du basculement de la conscience vers un état d’hypnagogie [Insomnia (The Bakers House, Insomnia (Mayuko), The Woods (Insomnia), The Woods], ou encore le visage peint comme preuve de prescience pour les jeunes filles du Psychopomp Club, pythies des temps modernes qui viennent délivrer aux hommes leur message funeste.
À mesure que l’on se laisse envoûter par le charme magnétique de ces toiles, nous nous plaisons à retracer leur filiation avec la grande tradition artistique de la vieille Europe. Doté d’une certaine objectivité naturaliste, l’artiste fait par exemple montre d’intérêt pour les genres classiques de la nature morte et de la vanité, qu’il revisite à l’aune de ses propres obsessions. Les crânes d’animaux, squelettes et modèles anatomiques sont des sujets récurrents qu’il met en scène dans des compositions minimalistes où l’objet semble choisi plutôt pour ses qualités plastiques et scientifiques, que son symbolisme traditionnel quant à l’inévitable disparition des êtres.
De loin en loin apparaissent également des affinités thématiques avec les créations symbolistes, surréalistes, ou bien celles du Réalisme Magique. Néanmoins, du fait que les tableaux d’Åkesson ne se départent jamais d’un certain ancrage dans le réel, ils s’avèrent sans doute plus proches des productions romantiques, avec des modèles comme Caspard David Friedrich pour la peinture, Novalis ou E.T.A Hoffmann pour la littérature. Ces derniers, à l’instar d’Åkesson, dépeignent des mondes cérébraux où l’âme est mise à nu et appréhendent la nature comme miroir de l’imagination. « Clos ton œil physique afin de voir d’abord avec ton œil de l’esprit », écrivait Friedrich (2) « Ensuite fais monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit de sorte que cela agisse directement et intérieurement sur les autres. »
S’il porte un regard introspectif sur la personne à travers ses portraits sibyllins, on perçoit aussi dans son travail une fascination pour l’extérieur, l’ordre naturel et le cosmos. Dans les œuvres des séries The Woods et Black Pond se déploient par exemple devant nos yeux toute la beauté des denses forêts scandinaves où la faune et la flore côtoient le monde des hommes. Les éléments aquatiques et végétaux aux couleurs abyssales, les terreuses tourbières et mares sombres au cœur de la forêt, constituent un hymne à la nature et aux légendes nordiques.
Néanmoins, il ne s’agit pas là d’une nature paisible offrant son écrasante beauté à la contemplation. Ces tableaux témoignent au contraire de forces tapies dans l’ombre, que l’on devine en mouvement, que l’on imagine angoissantes. Toute une symbolique du rite de passage se met en place dans les paysages nocturnes d’Åkesson, et l’on pressent l’importance initiatique de ces instants suspendus, à travers une histoire qui ne nous est pas racontée, mais simplement suggérée par l’artiste. C’est là toute son habileté.
Fanny Giniès
(1) Sigmund Freud, Das Unheimliche, 1919 (2) Caspard David Friedrich, Déclaration sur l’observation d’une collection de peinture d’artistes vivants pour la plupart ou morts récemment, 1830